vendredi 16 septembre 2011

UNE SÉPARATION

Film iranien d'Asghar Farhadi avec Leila Hatami, Peyman Moadi, Shahab Hosseini, Sareh Bayat, Babak Karimi.
Ours d'Or Berlin 2011
Ours d'Argent pour l'ensemble de l'interprétation féminine
Ours d'Argent pour l'ensemble de l'interprétation masculine.
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Avec plus de 800 000 entrées en France au bout de 12 semaines d'exploitation, Une séparation confirme le talent d'un auteur majeur du cinéma contemporain qui s'était déjà signalé  avec un film qui fut également très apprécié : À propos d'Elly (Ours d'Argent, Berlin 2009). 
Asghar Farhadi (39 ans), comme la plupart des grands réalisateurs de cinéma,(Welles, Renoir, Kurosawa, Kazan,etc.) vient du théâtre. De la vient sa maîtrise de la direction d'acteurs, la vivacité des cadrages basée sur l'exploitation des expressions et des états psychologiques d'où semble découler le choix du cadrage. Il est presque systématiquement en plans rapprochés qui accentuent l'impression de huis-clos et aboutissent à la substitution du traditionnel plan-séquence par un plan théâtral presque sans profondeur de champ, qui évoque, comme au théâtre, une unité espace/ temps donnant au cinéma de Farhadi une intensité particulière qui "scotche" le spectateur. Ses films sont ainsi caractérisés par une succession de plans-séquences filmés en plans rapprochés qui paraissent clos et qui sans cessent rebondissent créant un phénomène boule de neige qui densifie le drame. Le jeu des portes (d'appartements, de bureaux, de voitures) fait d'ailleurs souvent office de raccord entre les séquences.
En dehors de ces aspects formels, c'est la thématique abordée par l'auteur qui fait bien sûr toute son originalité. Cette thématique peut être présentée en cinq points.

1/ L'une des caractéristiques de l'œuvre d'art consiste à faire voir l'invisible, et c'est la voie que cherchent d'autres grands auteurs-réalisateurs iraniens comme Abbas Kiarostami (Où est la maison de mon ami?, Le goût de la cerise…) et Bahram Beyzai (Bashu le petit étranger).
C'est aussi l'objectif recherché par Une séparation qui s'ouvre avec un générique montrant une photocopieuse en marche filmée depuis un angle impossible où  l'œil humain ne peut pénétrer pour voir ce qui ne peut pas être vu.

2/ Ce qui est donné à voir c'est l'impossibilité d'établir une vérité dès le moment où l'on est deux. La vérité, et le mensonge, sont des représentations individuelles souvent incompatibles avec d'autres représentations portant sur le même événement. Cela pose le problème social de la responsabilité et, juridique, de l'innocence ou de la culpabilité. D'où l'importance de la figure du juge dans le film et celle donnée aux salles et aux couloirs surpeuplés du tribunal. La fille du couple en instance de séparation est tiraillée par le père et la mère qui veulent l'amener à prendre la responsabilité de les juger en choisissant de vivre avec l'un des deux deux. Cette responsabilité est si écrasante, que le film se clôt sur elle sans trancher et cette chûte est une marque de génie.

3/ Les différences sociales sont ici soulignées de façon très nette, puisque le drame oppose un couple de la bourgeoisie à un couple en passe de rejoindre le lumpenprolétariat, les deux ayant respectivement une fille unique témoins innocentes de leurs déchirements respectifs, de leurs vérités et mensonges. Mais la lecture à travers une grille de classes est ici totalement inopérante, car la condition sociale ne change rien au fait que l'on mente ou que l'on dise la vérité. Par contre, on peut saisir en filigrane que le juge n'incarne pas une justice de classe et ne tient nullement compte du statut social des justiciables. Ce qui est un bon point pour l'Iran.

4/ La progression dramatique du film se fait sur la trame de l'affrontement d'un couple dépassant les individus pour revêtir presque le symbole de l'affrontement masculin/féminin; le mari étant prolongé par son père, auquel il se dévoue et voue un amour exemplaire, et la femme par sa mère seulement. L'égoïsme et l'orgueil masculins sont portés jusqu'à incandescence par la figure du mari qui privilégie le désir de vérité (pour toujours se justifier) au désir de plaire à sa femme par des concessions. On comprend, à travers ce personnage et à travers son double social, le mari de la bonne, l'étendue de la prédominance mâle, et l'on devine que pour Ashgar Farhadi cette lutte est plus importante pour l'avenir de la société iranienne que le combat à contenu idéologique et social.


5/ Pour qu'un tel thème, celui de la vérité impossible, puisse être abordé, toute identification à l'un des personnages doit être rendue impossible et c'est là une autre caractéristique du film qui a le mérite de faire coïncider le fond avec la forme. C'est la raison pour laquelle le cinéaste évite de nous montrer la scène clé du film, à la fois pour maintenir la tension dramatique et pour éviter toute identification avec l'un des personnages (la bonne).


Ce film peut être rapproché de Rashomon de Akira Kurosawa (Japon 1950) qui traite magistralement de la problématique de la vérité. Il s'en rapproche également par sa structure : distanciation par rapport aux protagonistes et rôle central du tribunal.

Le film et son double

Le parti-pris consistant à filmer en plans serrés privilégie le personnage, l'individu, sur le groupe. Or, Une séparation pose de façon sous-jacente cette dialectique puisque, pris séparément, chaque personnage des deux couples, et chacune de leurs filles, s'oppose à tous les autres avec sa propre vision de la vérité et ses exigences propres. En plus de cela, les images déploient, à travers l'ensemble des personnages, une uniformité d'apparence impliquant leur soumission, libre ou forcée, à un conformisme religieux d'autant plus prégnant qu'il est un élément dramatique majeur du film. C'est, en effet, parce qu'elle est croyante que la bonne éprouve des scrupules d'avoir dissimulé la vérité, et son mari demande sans cesse aux autres de jurer sur le Coran pour tester leur sincérité. Ici, les rapports de classe sont significatifs, dans la mesure où le couple pauvre, écrasé par le besoin, avec un mari balançant entre la prison pour dettes et le chômage à la sortie, est attaché à la religion selon la fameuse définition marxiste : « La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple ».
Par contre, le couple de bourgeois, semble seulement contraint de céder aux apparences. La femme se borne à porter le foulard et son époux, interpellé par le mari de la bonne qui le soupçonne d'être un mécréant, répond : "vous n'êtes pas propriétaire du Coran". Ici donc passe une ligne de fracture significative des tensions et des tiraillements de la société iranienne dont on devine les retombées sur le plan politique.

La deuxième conséquence du choix de tourner en plans rapprochés, déjà utilisé dans À propos d'Elly où, cependant, le cinéaste recourt pour les nécessités de son propos à des plans moyens,  larges, et même à des panoramiques (sur une grève battue par les vagues), réside dans le fait qu'il ne montre pas l'Iran, que l'on devine à peine. Certes, son thème le justifie dans la mesure où il est seulement intéressé par la captation d'une réalité métaphysique, non pas religieuse mais, littéralement, au-delà de la réalité physique. Il n'en demeure pas moins vrai que la non-représentation de Téhéran, où l'on devine que l'action se passe, équivaut à une volonté délibéré de ne pas le faire. Cela aboutit, pour les deux films cités dans cet article, à un cinéma  confiné dans des lieux spatialement délimités et dans une thématique visant l'universel. Ce qui le rapproche plus de la littérature (on pense à Dostoïevski) que de l'art cinématographique qui suppose un discours visuel original.


Hédi Dhoukar

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